jeudi, juillet 27, 2006

Inès

Elle est entrée dans ma vie par le lit de mon fils. C’était en mai. Il avait neigé la veille et je faisais le tour de la maison pour remettre le chauffage. Je suis entrée dans la chambre d’Arnaud avec la ferme intention d’en ressortir sans avoir cédé à la tentation de faire le ménage. J’en aurais eu pour cinq heures, ça aurait été dans le même état cataclysmique le lendemain et il m’en aurait voulu pendant des semaines. Une perte sèche. A quatorze ans, Arnaud avait une vision esthétique, quasiment opératique de son propre chaos. De plus, mon fils s’attachait très facilement et il avait une prédilection marquée pour tout ce qui avait été abandonné par d’autres, objets déchus, animaux infirmes et amis « rejets » inclus.

Une forme a bougé sous les couvertures. J’ai crié. Elle aussi.

Le cœur qui pompe à toute vitesse, j’ai vu des yeux qui me fixaient au-dessus du drap, des cheveux lustrés qui se répandaient comme une nappe de pétrole sur ses seins. Pas des seins innocents d’adolescente. Des vrais. Il y avait une fille dans le lit de mon fils et je l’avais réveillée. Shit.

- Arnaud m’a dit que je pouvais dormir ici, que ça serait correct avec toi .

Déjà, ça m’a énervée qu’elle me tutoie.

- Non, c’est pas correct.

Elle a rejeté le drap comme si je l’avais giflée et a commencé à s’habiller. J’ai eu le temps de voir qu’elle portait une culotte en coton trop mince et que c’était une vraie brune. J’ai vu aussi qu’elle avait encore son gras de bébé sur le ventre, que son visage passait de la vulgarité à la fragilité dans la même seconde. J’ai pensé qu’elle devait rendre les garçons complètement fous. J’ai détourné les yeux pour pas voir. Je sentais quand même son parfum poudré, lourd, trop vieux et une autre odeur, celle de… Mon fils. J’ai reculé. Elle a pris mon mouvement comme un geste de dédain.

- Relax, je m’en vais.

J’ai levé la main.

- Attends.

Elle s’est arrêtée tout de suite et elle s’est remise sous les draps. Au chaud. A l’abri.

- T’es pas à l’école ?

Manifestement elle n’y était pas. Encore aujourd’hui, je suis gênée d’avoir été si bête. Elle a dû me prendre pour une demeurée.

- Ma mère m’a mise dehors.

Je me suis assise sur la chaise et j’ai maudit mon fils et son maudit esprit chevaleresque en me jurant de jeter l’intégrale Tolkien au plus crisse.

- Tu as quel âge ?
- Quatorze.
- Ta mère sait où t’es ?

Elle m’a regardée avec un mélange de condescendance et de désarroi. Elle m’évaluait. Qu’est-ce qu’elle voyait ? Une femme de trente-cinq ans, figée dans son petit tailleur noir, ses bas opaques et ses certitudes de maman branchée qui s'imagine ouverte d’esprit. Une adulte rigide qui posait des questions idiotes et qui ne comprendrait rien à ses tourments d’adolescente qui s’est engueulée avec sa mère. A son air, je voyais bien que je ne passais pas l’examen…

C’est le moment qu’à choisit Léo pour entrer dans la pièce. Cinq livres de poils blancs rasta, de truffe humide et d’impétuosité fanfaronne. Un chiot. Au début de nos amours, Mathieu avait voulu un bébé bouledogue qui était devenue une énorme chienne en perpétuel PMS, mon fils avait ramené tortues égarées, chats unijambistes, perruches à l’aile arrachée et autres rats orphelins. J’avais voulu marquer mon territoire dans cette arche de Noé qu’était notre maison et j’avais demandé un chien à moi. Un chien de filles. J’avais trouvé ce bichon « toy » dans un pet shop de l’est. Mathieu, Arnaud et moi étions tombés immédiatement sous le charme insensé de cette bête minuscule qui s’était emparée d’office du commandement de la maison. Même la grosse chienne se laissait grimper dessus, le grognement de circonstance mais l’œil attendri.

Léo s’est dirigé tout droit vers la fille toute nue. Il a jappé vigoureusement contre l’intruse puis, courageux, s’est réfugié ventre à terre jusqu’à moi pour se faire prendre. Une fois sur mes genoux, il s’est blotti entre mes cuisses et s’est endormi avec un grand soupir de satisfaction. J’ai regardé la gamine dans le lit, elle fixait le chien, le regard envieux. Je n’ai rien dit. J’ai attendu qu’elle parle. J’avais chaud, j’étais en retard pour un rendez-vous et pourtant je restais là comme une dinde qui attend Noël, avec le pressentiment que ça n’allait pas arranger ma journée.

- Je me suis battue avec mon beau-père. Je lui ai planté un couteau dans la main. Ma mère m’a dit qu’elle ne voulait plus jamais me voir la face .

Okay.

J’ai posé mes mains sur Léo qui dormait, le museau enfoui dans ma jupe. Il s’est même pas réveillé.

- Raconte.

Elle m’a regardée. Elle a fait non.

- Tu me croiras pas.

- Tu racontes ou tu sors.

Elle demandait juste ça, que je demande une deuxième fois.

***

Son père, elle l’avait jamais vu. Même pas de nom. De lui, elle savait qu’il avait violé sa mère qui n’avait que dix-sept ans, qu’il était latino, colombien, un fils de pute, un Portugais n’aurait jamais fait ça. Chez les Portugais, on n’aime pas les latinos. On n’aime pas les femmes qui se font violées par eux non plus. Surtout si elles se font mettre un bâtard dans le ventre et que le bâtard est une fille. L’avortement est un crime, condamné par l’église. Dans l’échelle de la vertu, vaut mieux condamner la pute qui s’est fait engrossée par un violeur. C’est plus net.

Sa mère l’avait élevée toute seule, en assemblant des pyjamas dans une shop de couture le jour et en faisant des ménages le soir. La grand-mère gardait la petite. La belle vie. Et puis, après des années, sa mère avait rencontré un homme et elle était redevenue presque belle. Lui, il était très beau. Un Portugais comme elle. Il avait un bon travail à la ville, col bleu mais chef, il était compétent, apprécié dans sa communauté et il parlait français et anglais. La grand-mère était contente, ses prières avaient porté fruit. Sa fille ne passerait plus pour une traînée et avec le temps, on finirait par croire que l’homme était le vrai père de la gamine. La grand-mère était rentrée finir ses jours au Portugal, l’esprit en paix…

L’homme était gentil avec la petite. Il lui apprenait à jouer aux cartes, aux dominos, aux dés. Il lui donnait son bain quand sa mère tardait. Il allait avec elle au Club Portugais le dimanche pour qu’elle apprenne à danser. Elle dansait bien. Elle aimait bien qu’il la regarde. Pour la première fois de sa vie d’enfant déchet, elle se sentait belle. L’homme lui achetait des robes neuves. C’était la première fois de sa vie qu’elle avait des vêtements neufs, qui ne sortaient pas d’une friperie qui pue la sueur des autres. Elle mettait ses robes et elle défilait. La mère lui disait de ne pas se pavaner. Qu’il n’y avait pas de quoi être fière quand on savait d’où elle venait, d’un chien de latino. L’homme prenait la défense de la petite. « Parles pas comme ça à ta fille, c’est pas de sa faute si son père est un enfant de chienne».

L’homme avait attendu après sa première communion pour la pénétrer. Après il l’avait bordée dans son lit en lui disant que la communion avait fait d’elle une femme et que dorénavant, elle pourrait être traitée comme une vraie femme. Il l’avait embrassée sur le front, lui avait dit qu’il l’aimait et qu’il était fier d’elle. Après, il était allé se saouler en la laissant toute seule dans l’appartement.

Un mois plus tard, il épousait la mère faisant d’elle et de sa bâtarde, des femmes respectables.

Après le mariage, il avait couché avec la petite presque chaque fois que la mère les laissait seuls. Et il buvait presque chaque fois. Quand il rentrait enfin, la mère criait. Alors il s’était mis à taper la mère, pour qu’elle se taise. Jamais il n’avait frappé la petite. Quand la mère pleurait, il faisait semblant de partir pour toujours et la mère rampait, le suppliait. Elle aurait fait n’importe quoi pour le garder, pour ne plus être seule avec sa fille, pour ne pas être abandonnée et humiliée aux yeux de toute la communauté encore une fois. Depuis qu’elle était sa femme, elle était quelqu’un. Elle tenait à le rester.

***

J’ai détourné la tête. La petite s’est arrêtée de parler.

- Tu ne me crois pas, je le savais.
- Je sais même pas ton nom.
- Inès.
- Inès. Est-ce que ta mère le sait ?
- Tu me crois pas.
- Je te crois.

Je l’ai dit trop fort. Le chiot s’est réveillé.

- Pardon. Tu l’as dit à ta mère ?
- Ma mère ? J’ai pas eu besoin.

***

Un soir, Inès était à genoux devant son beau-père et elle avait entendu le son de la clé dans la porte. Sa mère qui rentrait plus tôt. Elle s’était reculée brusquement et il avait éjaculé avec un grand cri de rage. Sans un mot, la mère avait rangé les courses et préparé des accras de morue et des pommes de terre bouillie. Ils avaient mangé avec la télé allumée.

Un mois plus tard, la mère attendait un autre enfant.

Entre-temps, il y avait eu un signalement. Anonyme. Une travailleuse sociale était venue à la maison. Elle avait visité la jolie chambre bien rangée, les vêtements repassés, la maison tellement propre qu’on pouvait manger par terre. La mère avait dit tout va bien, un peu de jalousie de la petite face au nouveau bébé qui s’en venait, rien de plus. La travailleuse sociale, une brave personne, avait vendu la mèche. Une institutrice s’était inquiétée du comportement d’Inès et avait appelé les services sociaux. La TS avait ramassé son sac, rassurée par sa visite. L’école s’était trompée, elle le voyait bien.

Le lendemain, la mère changeait Inès d’école. Pendant la grossesse, le futur père, probablement superstitieux, n’avait plus touché à Inès. Mais ça le rendait de mauvaise humeur. Il fallait marcher sur des œufs. Inès passait le plus de temps possible dehors. Elle avait douze ans.

Quand son petit frère était né, ils étaient allé le voir à l’hôpital. Son petit visage était un peu pâle mais si mignon, comme un petit prince. Et déjà il était sage et serein, pas comme les autres bébés qui pleuraient à côté. Inès avait mis son doigt dans la main minuscule et il l’avait serrée, de toutes ses forces. Elle l’avait aimé tout de suite. Elle était rentrée à la maison, heureuse. Le soir, c’est au bébé qu’elle avait pensé pendant que son beau-père entrait en elle.

Il avait recommencé. Maintenant, il fallait qu’il attende que le bébé soit couché et Inès le couchait le plus tard possible. Elle aurait couché dans son berceau si elle avait pu. Le bébé ne pleurait jamais. Il ne prenait pas bien son biberon non plus. Ça le forçait, il devenait tout en sueur et pâle, presque bleu. L’infirmière du CLSC avait recommandé des examens. Elle craignait une insuffisance cardiaque ou pulmonaire. Il fallait voir un spécialiste. Le jour du rendez-vous, la mère ne pouvait pas bouger parce que son mari lui avait brisé trois côtes. Le bébé était mort quelques semaines plus tard dans les bras d’Inès alors qu’elle était seule avec lui. Inès s’était affolée de l’entendre râler. Elle était sortie de la maison, le bébé dans les bras, pieds nus dans la neige et elle avait crié jusqu’à ce qu’un voisin alerte la police. Une ambulance était enfin arrivée et avait emporté, trop tard, l’amour de sa vie.

Une deuxième travailleuse sociale était venue. Une autopsie avait été pratiquée sur le bébé, son cœur défectueux était la seule cause de sa mort. La travailleuse sociale avait accepté les explications des parents et n’avait porté aucun blâme. À peine une remarque sur le fait d’avoir laissé un nouveau-né sous la surveillance d’une gardienne de douze ans. L’assistante sociale ne s’était jamais rendue compte que la gamine qu’elle avait devant elle, c'était pas douze ans qu'elle avait mais mille.

***

Dans mes bras, le petit chien a bougé. Moi, je n’ose pas. Inès me regarde. Elle surveille ma réaction, elle guette les signes d’incrédulité sur mon visage. Sur le sien, rien. Aucune émotion. Elle est comme ces enfants soldats qui connaissent mieux l’usage d’une AK-47 que celui d’une brosse à dents.

Je lui demande la permission de demander conseil à quelqu’un qui sait ce qu’il faut faire. Elle ne veut pas. Je promets de ne rien entreprendre sans son accord. Elle accepte, mais elle me fait jurer. J’appelle un ami avocat. J’apprends que je suis dans l’obligation de faire un signalement, faute de quoi je pourrais être accusée de non-assistance à personne en danger. Je proteste. J’ai promis à Inès. Mon ami avocat s’en fout. Si elle dit la vérité, il faut être au-dessus des promesses.

Si elle dit la vérité… De deux choses l’une. Si elle dit la vérité, elle a besoin d’aide, si elle ment, elle a besoin d’aide aussi.

Je lui fais une soupe et je lui raconte ce que je viens d’apprendre. La DPJ, la police, mon devoir de citoyenne. Elle ne m’écoute pas et donne des bouts de pain à Léo. Mathieu rentre de la campagne avec la chienne. La grosse adopte aussitôt Inès et la suit comme une queue de veau, elle garde la porte des toilettes quand la petite s’y enferme. Ma chienne la couve comme si elle l'avait mise au monde.

Je parle longtemps avec Mathieu. Il s’enflamme. S’emporte. Se mets en scène. Il est la victime, le sauveur, la conscience et la justice. Lui, il cumule tous les sévices, il est le champion de l’enfance atroce, le numéro un au palmarès de la souffrance et de l’abandon. Tout est vrai, il en porte les marques partout sur son corps, partout dans sa façon démesurée d’avoir besoin d’amour sans savoir aimer. C’est pas pour rien qu’on s’est trouvés. Sauf que moi, à côté de lui, j’ai eu de la chance.

Bien sûr c’est lui qui réussit à convaincre Inès de porter plainte.

La DPJ débarque. Jason, le travailleur social me tend une poignée de main solide malgré des allures de rasta végétarien famélique. Sean Phillips revisité version Tam Tam. Je l’imagine tout de suite en Inde en train de faire des trips d’extasy sur une plage de Goa. Sa peau est translucide, ses yeux très clairs, j’ai des fantasmes de le nourrir de viande rouge juste à le regarder. Et de sérieux doutes sur sa compétence à gérer le dossier.

Il s’installe devant Inès qui lui fait un très beau numéro de «cause toujours mon homme, je vous connais les TS, vous êtes des nuls et je vous méprise ».

Jason ne se défend pas. Il ouvre les mains, paumes offertes. Il reçoit son mépris et sa hargne en silence. Il accepte ses reproches, la laisse aller jusqu’au bout de son flot de vomi. Je pense à Jésus, celui du début, la période miracles, les potes, le road trip, l’eau en vin. La patience de Jason fait son chemin jusqu’à Inès… Quand elle se tait, il parle tranquillement, avec des mots simples et lucides, d’une voix posée. Si elle porte plainte, il faut qu’elle s’attende à ce que ce soit dur. Autant que ce qu’elle a vécu jusqu’à maintenant. Peut-être même plus parce que si elle parle, tout le monde va la regarder comme une bête de cirque. Elle va peut-être même souhaiter n’avoir rien dit mais il sera trop tard.

Jésus a franchi le mur du son jusqu’à son oreille, maintenant attentive. Elle l’écoute, tête penchée. Elle le trouve beau, ça se voit. Je lui en veux d’être sur le bord du flirt dans de telles circonstances. Je lui en veux de refuser de n’être qu’une victime. Jason reçoit les battements de cils, les moues, les sourires, les seins en avant avec le calme du canard sur le lac au moment de l’averse, magnanime. Il me fait un petit signe, tout discret, mais qui me jette à terre. Je comprends enfin qu’il la laisse faire parce qu’il sait que c’est le seul rapport qu’elle connaisse avec les hommes et qu’elle a besoin d’être en territoire familier pour rester forte.

Mais oui, évidemment, j'aurais dû savoir. Je suis émerveillée par tant de science de l’âme chez un si jeune homme. Ça fait drôle d’avoir le Christ en Birkenstock dans sa cuisine. Jésus accepte un espresso qu’il boit avec reconnaissance. Il revient à la charge sur les conséquences d’une plainte. C’est toute la vie qui change, pour toujours. Le déplacement en foyer d’accueil, le procès, les avocats, les experts. Ils vont lui poser cent fois les mêmes questions. Il lui faudra se rappeler des dates, des gestes, des mots. Elle va devoir témoigner contre son beau-père. Contre sa mère.

Large sourire d’Inès à la perspective de témoigner contre sa mère. Sa réaction, spontanée, est d’une telle violence que nous restons tous trois silencieux pendant de longues minutes.

C’est au milieu de ce silence que mon fils arrive de l’école. Il avait laissé la première fille nue de sa vie dans son lit, il se retrouve dans un épisode hard core d’une série qui ne ressemble en rien à Watatatow.

Il me prend en douce et me dit qu’Inès a la réputation « d’en mettre » pour se rendre intéressante. Je regarde mon fils dans les yeux.

- Pourquoi tu l’as hébergée si tu la crois pas ?
- Ben… Je savais pas quoi faire. J’ai pas pensé.

Je sais très bien pourquoi il n’a pas voulu penser. Je la vois aussi avec son jean trop serré, ses seins, sa bouche lustrée par le gloss et cette fêlure de femme abîmée dans le regard qui réveille l’esprit chevaleresque autant que le désir de posséder. À quatorze ans, Arnaud a vu la belle fille, la déesse facile qui ferait de lui un homme. Point. Il n’a jamais pensé qu’être un homme, ça pouvait aussi vouloir dire affronter un réveil brutal. Son lendemain de brosse charnelle dépasse complètement ses forces adolescentes. Il n’y a plus de chevalier en vue, juste un enfant inquiet qui ne maîtrise pas ses pulsions.

Arnaud détourne le regard, pour éviter de voir Inès. Il sait que je sais. Il n’est pas fier de lui. Au moment où moi aussi je vais avoir honte de mon fils, je surprends la main tendue d’Inès à l’intention d’Arnaud. Je suis surprise de voir qu’elle est moins mal à l’aise que nous deux.

- Ça va man, c’est beau, t’as été correct, fais-toi en pas.

Les yeux pleins d’eau, il se détourne, marmonnant de vagues excuses à propos d’un devoir à faire. Je ne vais pas le réconforter.

A dix heures du soir, deux policiers de l’escouade des crimes sexuels contre les mineurs débarquent. Deux costauds. En uniforme. Les chiens aboient. Ils sentent la nervosité. Je prends Léo dans mes bras et je guide les policiers vers la cuisine. Je pensais qu’ils enverraient une femme. Je suis une personne pleine d’à priori. J’ai tort.

Le bouledogue se place devant Inès et grogne dès que les policiers s’approchent à moins de deux pieds. Inès la flatte derrière l’oreille et la chienne se couche à ses pieds. Le plus vieux des deux policiers explique la procédure de la plainte à Inès. Son beau-père sera accusé. S’il est trouvé coupable, il ira en prison. Non, ils ne peuvent pas dire combien de temps. Ils peuvent prendre une première déposition tout de suite.

Ce soir ? Ce soir.

Inès se ronge un ongle. Je la sens qui hésite. Sa mère. Je sais qu’elle pense à sa mère à qui elle infligera à nouveau la honte publique. C’est tout petit la communauté portugaise. Je sais qu’elle pense aussi qu’enfin, enfin, sa mère sera jugée pour ce qu’elle n’a pas fait. Je la vois penser comme si son visage étant un écran de cinéma sur lequel des images défilent. Un film qu’elle aurait pu écrire mais auquel elle n’aurait pas le droit d’assister. Trop jeune.

Elle hésite jusqu’à la fin. Je vois passer sur son visage tendu la mort de son tout petit frère au cœur malade. Tout son visage se transforme dans un sursaut de douleur et de haine si puissant que le bouledogue à ses pieds sursaute et laisse échapper un jappement sec. Dans mes bras, je crois que le chiot tremble. Ce sont mes mains qui tremblent.

- Je veux porter plainte.

Le policier s’installe.

- Très bien, je vais prendre ta déposition. Tu es prête ?

Alors Inès se tourne vers moi et dans un geste de noyée tend les bras vers le petit chien que je tiens contre mon coeur.

- Je peux avoir Léo ?

A cet instant, je sais qu’elle m’a dit la vérité. Qu’elle me voit comme je la vois. Et qu’elle me croit.

Elle a pris le chien et l’a mis contre sa poitrine. Il s’est blotti. Elle a regardé le policier droit dans les yeux.

- Je suis prête.

***