mercredi, juillet 12, 2006

Le vrai monde

J'ai toujours trouvé que c'était une étrange façon de définir ceux qui ne font pas partie du "milieu" du cinéma, de la télévision ou de la scène. Comme si ceux qui en font partie étaient du faux monde...

Enfin.

Jean-Claude Carrière, un immense et très discret scénariste qui a travaillé avec Bunuel, Forman, Brook, Rappeneau et Wajda (entre autres) a dit qu'un vrai scénariste ne jugeait jamais ses personnages. Que la marque d'un grand scénariste était d'être à la fois le violeur et le violé, le banquier et le mendiant, le syndicaliste et le patron, l'homme et la femme.

Ça semble une évidence et pourtant c'est une des choses les plus difficiles à réussir qui soit.

Un des aspects de mon travail qui m'excite le plus, c'est de rencontrer des gens qui vivent dans leur quotidien ce que je veux faire vivre à mes personnages. Sur quelques séries, j'ai eu des recherchistes ou des consultants officiels. Quelques uns, c'est rare, comprennent la complexité des exigences de la fiction. Ceux là sont précieux, surtout quand il faut livrer beaucoup en peu de temps.

Mais rien ne vaut le thrill d'aller sur le terrain, de se mettre les mains dans la terre de la vie des autres. J'aime toucher, sentir, garder en mémoire le détail qui tue. Aucune recherchiste au monde ne peut t'apporter ce que toi, tu cherches. Le lac de sang d'un abattoir, les fins de nuits moites dans la roulotte de Pops, la peinture écaillée d'une salle de boxe de St-Henri, la tension d'un couloir de palais de justice, le visage qui tressaille quand on touche un nerf sensible.

Au fil des années, j'ai rencontré des profs, des élèves, des policiers, des bums sympathiques, d'autres beaucoup moins, d'anciens ministres, des cultivateurs, un apiculteur, un médecin spécialisé dans le traitement de l'anorexie, un autre qui était chirurgien, pédiatre, cardiologue et bulgare, un accordeur de piano aveugle, un psychologue judiciaire qui traitait les cas d'aliénation parentale, un juge, plusieurs avocats, un géologue italien, des analphabètes, des écrivains, des boxeurs, le propriétaire d'une flotte de camions qui se faisait un devoir d'engager d'anciens prisonniers, Pops, un actuaire fou de jazz, une ingénieure libanaise qui construisait des écoles en Afrique, une comptable voyageuse, des ouvriers qui avaient passé trop de temps au fond de la mine, une couple de millionaires, un bossu Don Juan, des mannequins intelligentes, des sportifs obsessifs, des chercheurs, un boucher poête, un chef cuisinier sur la coke, des enfants turbulents, des vieux adorables, des ados craquants.

J'ai écouté. J'ai été surprise de l'ampleur de mon ignorance et de mes préjugés. Jean-Claude Carrière a raison. Pour rendre la vérité des choses, il faut savoir dépasser le jugement et regarder ce qui est. Comme m'a déjà dit un autre scénariste: "bien écrire n'a aucun intérêt si ce n'est pas vrai".

Ces gens-là, le vrai monde, vous ne les verrez jamais dans un talk show ni à Bazzo. Médiatiquement parlant, ils sont complètement en dehors de la zone radar. Et pourtant, ils vibrent fort...

Tous m'ont raconté leurs compétences, leurs talents, leurs façons de travailler, l'organisation de leurs journées, leurs aspirations. Avec générosité. Ils avaient à coeur de rendre la vérité de ce qu'ils vivaient. Ils m'ont aidée à me mettre dans leur peau, à les faire vivre à l'écran. Pas pour raconter "leur" histoire, l'anecdote n'a aucun intérêt. Mais pour saisir l'essence de ce qu'ils étaient. Un mécanicien m'a démonté un moteur juste pour moi, avec patience et pédagogie, pour être sûr que j'avais bien compris comment ça se faisait "de la belle ouvrage".

Je ne suis pas devenue mécanicienne. Mais le regarder défaire minutieusement les pièces de son moteur une à une, en les essuyant au chiffon avec amour, m'a appris plus sur lui que des pages de notes d'un rapport de recherche.

Pour bien écrire, il faut avoir bien vu.

***


Jean-Claude Carrière a écrit un livre, publié en anglais seulement. Livre insolite dans la jungle orthodoxe et dogmatique des Robert McKee de ce monde.

"The secret language of film"

Chez Random House