mardi, juillet 18, 2006

Tcharafna*

*Enchanté!


Déjà, au Consulat du Liban à Montréal, il n'y avait que des libanais. Pas un seul "pura lana" en vue. Il fait chaud, on doit faire la file pour le précieux visa; "non je ne suis pas allée en Israël dernièrement". Je suis étampée, je peux partir.

Montréal Paris. Sept heures d'attentes à Charles "Vive le Québec liiiiibre" de Gaulle. Je suis partie sans valise. Je déteste attendre les bagages. Je déteste transporter ma vie avec moi quand je débarque ailleurs.

Sur l'avion, le commandant de bord a beau parler aussi anglais, je suis déjà au Moyen Orient. À mes côtés, une grande fille d'une trentaine d'années aux cheveux coupés très courts, rare pour une libanaise, le visage nu et sans aucun bijou à part une alliance. Elle me raconte qu'elle est ingénieur, chef de projet pour la construction d'écoles et de dispensaires à travers tout l'ouest africain . Un plan générique pour l'école, un autre pour le dispensaire. Les deux doivent s'adapter au désert, à la jungle, au marais, à la savane. Elle engage des équipes sur place, la plupart du temps des gens qui n'ont jamais vu un plan d'architecture de leur vie. Elle fait avec les matérieux disponibles. Elle invente. Elle s'adapte. Dort dans des campements provisoire. Revient chez elle au Liban une fois par an, au plus. Je comprend à demi-mots que sa famille n'approuve pas son choix de carrière, que sa mère voudrait la voir bien casée à côté de la maison familiale, bien habillée, bien coiffée, bien maquillée, en sécurité, quoi! Ma voisine fait la moue. Au Liban, elle aurait végété dans un bureau où jamais elle n'aurait eu la liberté d'action qu'elle a dans les campagnes africaines...

Elle me montre les photos de ses chantiers, de "ses" écoles, une soixantaine, de "ses" dispensaires, de ses "hommes", qu'elle forme au fur et à mesure pour les besoins de la construction. Elle est la seule femme au milieu des ouvriers et pourtant, le mâle alpha, c'est elle. Un homme est sur presque toutes les photos. Un beau grand sinueux, tout en nerfs, qui sourit à l'objectif. Un congolais. C'est son bras droit, son contremaître, il la suit dans tous ses chantiers. Elle rougit un peu quand elle parle de lui. Quelque chose me dit qu'elle ne montrera pas ces photos-là à sa mère... Il y a une photo d'elle, sourire fendu jusqu'aux oreilles, entourée des enfants qui entrent dans l'école qu'elle vient de construire pour eux.

Et puis, juste au moment où je vais lui attribuer la médaille de la relève de Mère Térésa, elle me tend une photo d'elle, carabine à la main, juchée sur la dépouille égorgée d'un espèce de buffle monstrueux, radieuse comme une jeune mariée au lendemain d'une nuit de noce extatique. À ses pieds, une bouteille de Jack Daniels. On dirait Hemingway avec des seins...

Et elle me raconte qu'entre deux chantiers, elle se "détend" en chassant le gros gibier. Oui, les fauves aussi. Elle adore ça. Et après, quand ils ont tué, ils boivent. Jusqu'à tomber abrutis de fatigue dans leurs lits de camps au milieu de la jungle.

Elle fait tourner l'alliance à sa main gauche. Non, pas de mari. Un leurre pour qu'on lui foute la paix.

Je n'aime ni la chasse ni le Jack mais je suis remplie d'admiration. Cette fille-là a choisit de vivre sa vie. À sa façon. La vie qu'elle aime.

"Avec l'homme que tu aimes"? que je demande, innocente et blonde.

Elle me jette un regard du coin de l'oeil. Constate que mon sourire est malicieux, que je ne jugerai pas,et que, de toutes façons, je sais déjà.

Elle hoche la tête. "Oui, avec l'homme que j'aime".

Le commandant amorce les manoeuvres d'atterrissage. Je me penche pour voir les lumières de Beyrouth. Ma voisine pose sa main sur mon bras.

-Et toi, qu'est-ce que tu fais dans la vie?

- Moi? Je raconte des histoires.

Elle rigole. Un rire de gamine, tout léger, qui ne va pas du tout avec son image de tueuse de grand fauves.

- Comme dans les milles et une nuits?

- ...?!

Elle me tend la main, celle sans l'alliance, bronzée, sans vernis.

- Je m'appelle Rosy.


***

Damn the torpedos, full speed ahead!