jeudi, juin 15, 2006

Il faut cultiver notre jardin

C'était une lecture obligatoire au cégep, le Candide de Voltaire. Je n'ai pas fini ma session mais j'ai fini le livre. Je l'ai même relu.

Il y a un Candide dans ma ruelle. Il s'appelle Claude.

Claude a 62 ans, il vit dans une maison de chambre tout près d'ici. Dans cette maison de chambre, il y a principalement des gens qu'on a mis dehors trop tôt, des junkies en fin de parcours, des misfits de tout acabit. Des gens qui meurent seuls et qui ne s'attendent pas à autre chose. Des gens de passage qui ne savent plus trop d'où ils viennent et très bien où ils s'en vont, nulle part. Deux meurtres il y a une couple d'étés. Les ambulanciers qui connaissent l'adresse par coeur. C'est pas trop décrépitmais bon, c'est pas le Ritz non plus.

Claude vit là depuis trente ans. C'est le roi du quartier. Il se promène sur son vélo "custom" bricolé de pièces ramassées un peu partout. Les gars de la shop à vélo du coin le connaissent bien et lui répare ses trucs gratuitement. Claude connait toutes les putes et le souteneur qui vient avec, tous les pick-pocket de la station de métro et tous les propriétaires de maison du quadrilatère. Une effraction? Une voiture défoncée? Il y a de fortes chances pour que Claude sache qui a fait le coup... Il va le dire à qui veut bien l'entendre sauf aux policiers! Claude est un gentil bougon. Il reçoit son chèque du chouette ministère du bien être social. Et il se démerde pour les extras. Il ramasse les feuilles l'automne, dégage les entrées l'hiver, ramasse les cochonneries au printemps. L'été? Il fait son jardin.

L'un de ses "employeurs" lui a gentiment accordé le droit d'utiliser un minuscule bout de terrain vague derrière sa maison. Aux beaux jours, Claude amène sa terre, en vélo, dans des boites de carton. Il m'a dit qu'il prenait sa terre au Parc Lafontaine. Ainsi que ses plants de tomates, de pickles, de haricots jaunes. Il a aussi mis des fleurs. Quatre. Un peu laides, un peu moribondes mais qu'importe, tu vois ses quatre fleurs et le coeur te brise. Tous les matins, à l'aube, Claude débarque avec sa bouteille d'eau pour arroser ses plants. Il en profite pour dire bonjour aux chats, inspecter sa ruelle, venir voir ce que j'ai planté. Cette année, une vigne de la vallée du Niagara, j'ai l'intention de boire un dé à coudre de Ice Wine cet automne...

On discute horticulture, la tomate surtout. À cinq heure et demi du matin, Claude pète le feu. Il me raconte tous les potins du quartier, on parle engrais. Claude privilégie l'organique, c'est à dire la coquille écrasée de son oeuf matinal. Des fois, il remplit sa bouteille d'eau chez nous. Il lui est arrivé de prendre un croissant ou un café mais la plupart du temps, Claude est ben busy. People to see, places to go!

En mai, il est venu voir mon stationnement, transformé en jardin (vendu mon char, j'en veux pus, inutile) et il m'a dit; "Je regarde ta place et ça me fait voyager".

Je n'ai pas su lui répondre. Pas de mots. J'étais si contente de ce qu'il venait de me dire. Somehow, Claude avait parfaitement saisi ce que j'avais voulu faire de ce stationnement. Je lui ai fait mon meilleur sourire du matin.

La présence de Claude me fait croire au meilleur de l'homme. Même la Reine Mère (dont l'instinct est vieux mais fiable comme l'impôt en avril) adore Claude. Qui le lui rend bien. Il l'appelle "ma poule, ma grosse fille" et elle en redemande, elle si digne d'habitude.

Tous les matins, quand je le vois pédaler sur sa bécane avec sa boite de carton sur son guidon, sa coquille d'oeuf écrapoutie et sa bouteille d'eau, Claude me rappelle que c'est pas ce que t'as, c'est ce que t'en fais.

Il faut cultiver notre jardin. Indeed.