jeudi, août 03, 2006

Inès et après

"C'est un putain de boulot de se refaire le coeur après ça. Mais je garde espoir, pour elle, pour nous"

C'est d'Anne.

Une fille que je ne n'ai jamais rencontrée. À qui je n'ai jamais parlé. Dont j'ignore le nom de famille. Et que pourtant je connais. Il y a des pays où il faut avoir habité pour en reconnaitre les habitants. Même exilés, même réfugiés, même en sécurité, même prospères.

Le même sale tampon à l'encre indélébile sur le passeport. Le même regard si facilement aux aguets, qui voit tout, qui reconnait les signes.

J'ai vu dans des soupers, des réceptions, des parties de golf, des inconnus se "deviner" en quelques phrases. Une sorte de code tacite, indétectable pour les autres.

Il y a cette expression qui revient toujours; s'en sortir.

Non, on ne "s'en sort pas". There is no such thing. On vit avec. On meurt avec.

C'est un virus qui nous a été transmis, un virus quelques fois dormant, quelques fois virulent et qui s'attaque aux garçons comme aux filles. On n'éradique pas le virus, il est installé à demeure pour toujours, on s'arrange pour ne pas le réveiller.

Il faut veiller à ce que le système immunitaire reste fort. Voir les choses en face. Churchill a gagné la guerre en disant la vérité aux anglais; "I promise you nothing but blood, sweat and tears".

Il avait raison. Pour vaincre, il faut regarder la bête en face. N'entretenir aucune illusions sur sa nature.

Des hommes sortent de prison. Ils ont dit les bons mots à des gens qui respirent, soulagés de les avoir entendus. Il a demandé pardon, pensez donc! Tout le monde est content. La bête est domptée, peut-être même endormie.

Mais encore vivante, jusqu'à sa mort. Son entourage marche sur la pointe des pieds. Voyez comme il est sage. Voyez comme il dort.

Ils n'ont pas vu Siegfried et Roy.

Pour qu'une rédemption soit possible, encore faudrait-il que la bête admette le plaisir. Pour qu'une guérison soit possible, encore faudrait-il que la proie admette le plaisir.

C'est un tabou si noir qu'on préfère s'accrocher à des images d'enfants aux yeux douloureux, qui s'agrippent à un toutou. Là, on est réconforté dans des certitudes éprouvées. L'ogre dans un coin, le petit poucet dans l'autre. Les rôles sont distribués, dormons tranquilles.

Je n'aime pas le mot abus. Ce n'est pas ça... même si ça l'est. C'est une relation.

C'est une relation où le prédateur choisit sa proie parce qu'elle est déjà vulnérable. En manque. Comme un vendeur qui détecte le junky prêt à n'importe quoi pour avoir sa dose. Une relation où la proie se laisse faire parce que l'autre met sa bouche sur ses blessures et qu'au début, ça soulage.

C'est une histoire entre un vampire et un hémophile. Pas tout à fait une histoire d'amour... Jamais complètement une histoire de haine non plus. Une relation fuckée, d'accord, mais une relation.

Il arrive même que l'abusé soit dominant. Relisez Nabokov.

Une relation où l'on se découvre parfois, la nécessité étant mère de toutes les inventions, des talents de dompteur de fauves, de charmeur de serpents. Où l'on entretient l'espoir d'obtenir l'amour sans l'agression. Peut-être que cette fois là, je serai tellement habile que je serai aimé sans être détruit.

C'est toujours une tentative de rétablir l'équilibre du pouvoir.

Même des années plus tard, bien à l'abri dans l'ombre. Parce que la lumière attire l'attention. Et que l'attention, ça ne peut attirer que des ennuis, même quand on crève de solitude. Comment faire pour être vu sans être en danger?

On développe des talents de jongleur, d'équilibriste.

She ran off to join the circus. C'est la femme à barbe, l'homme éléphant! " I am a human beeing".

La proie apprend à se distancier, à regarder son corps comme s'il était celui d'un autre, à observer le prédateur possédé par des pulsions qu'il ne contrôle plus, comme un lapin épileptique. Avec un peu de temps, on finit par mépriser le désir de l'autre. Comment éprouver du respect pour quelqu'un dont l'objet de désir est un déchet?

Ce mépris pour le désir d'un autre envers nous, on le garde longtemps. Et on trouvera méprisable aussi le désir de quelqu'un qui nous aime. Alors on choisit des êtres incapables d'aimer et on souffre. Du manque d'amour.

C'est un putain de boulot, c'est l'oeuvre d'une vie.

Pour quelques uns, il y a parfois le jour de la vengeance. Elle se mange à toutes les sauces, elle s'écrit aussi. Elle est exquise. La seule véritable jouissance de ce genre de relation. Celui qui prétend le contraire ment. Il n'y a pas de pardon possible sans justice.

Il n'y a que le jour où l'on voit tout ça, en pleine lumière, le néon dans la face et qu'on accepte l'amplitude de la laideur autant que celle de la beauté possible qu'on peut vraiment changer quelque chose.

Et voir l'espoir dont parle Anne.

***


La dernière fois que j'ai vue Inès, elle tenait la caisse d'un supermarché de la rue St-Laurent. On ne s'étaient pas revues depuis plusieurs années. Elle était plus belle, plus mince, très maquillée. Et toujours ses seins splendides. Quand elle m'a vue, elle a quitté sa caisse et elle est allée chercher des produits pour le bain qu'elle a mise dans un sac de plastique. Elle m'a mis le sac entre les mains, sans un mot. Cadeau.

Lors des mois qu'elle avait passé chez nous, elle avait vidé mes armoires. Tous mes bains moussants, mes huiles parfumées, mes crèmes pour le corps. mes parfums. Tout. Elle avait pris sans permission, sans remerciements. Là, dans son supermarché de la rue St-Laurent, elle me les rendait. À sa façon.

C'est un putain de boulot de se reconstruire le coeur.